Critique: Léone Metayer in Slash Magazine, December 15, 2020
L’exposition offre une immersion éclairée dans le récent travail de l’artiste néerlandaise qui s’intéresse au rapport de l’individu à l’espace public. Fine observatrice, prête à provoquer les rencontres tout autant qu’à se fier au hasard, Paulien Oltheten réalise des photos et vidéos qui dansent entre le commun et l’extraordinaire.
Si le visiteur s’attend à une exposition photo classique, où défileront un à un des clichés accrochés au mur, il sera un peu dérouté. L’exposition de Paulien Oltheten Suitcase routines and scene of the improbable nous incite à mettre de côté notre réflexe contemplatif et nous fait entrer au sein d’une dimension plus large que celle dans laquelle la photographie a l’habitude d’être restreinte. Les photos de l’artiste ne sont jamais montrées seules, non pas parce qu’elles ne se suffiraient pas à elles-mêmes, mais parce qu’elles racontent une histoire qui se déploie au-delà de l’image. Elles participent à un réseau de rencontres, de lieux, d’objets, de récits. Un exemple : à l’étage, une sélection de photos prises à La Défense sont associées aux pages du carnet que Paulien Oltheten tenait pour y analyser ses clichés et imaginer des scénarios à partir d’eux (Notebook series). Ce choix nous révèle tout autant la part d’inventaire et d’archive, presque ethnologique, de son travail que la part fictionnelle, les petits arrangements avec le réel.
De cette façon, l’exposition nous ouvre les portes de la démarche de l’artiste : ses méthodes, intuitions et décisions. Dans la seconde pièce, Paulien Oltheten est là. Avec l’installation La Défense, le regard qui essaye, son image en mouvement et sa voix suffisent à donner l’illusion de sa présence physique. Deux grands écrans sont côte à côte. À gauche, l’artiste sur un fond noir explique les histoires qui se cachent derrière telle photo ou vidéo qui apparaît sur l’écran de droite : ce tronc d’arbre coupé qui retenait son attention et sur lequel une passante s’est mise debout, ou encore cet homme qui lui propose de l’accompagner à son cours de chant en sous-sol, qu’elle suit et qu’elle filme faisant ses gammes (mais oublie d’allumer son micro !). Paulien Oltheten, en autorisant le public à entrer dans l’intimité de son studio, fait de nous des visiteurs invités, attendus et privilégiés et non plus anonymes et invisibles. Se dessine aussi un portrait de l’artiste, l’artiste en tant qu’individu, partie prenante de l’espace public, qui regarde et agit. Paulien Oltheten a dans son attirail une panoplie de qualités humaines (observation, humour, patience, curiosité, tendresse…) qu’elle met au service d’un art qui emprunte aussi bien à la street photography qu’à l’absurde.
Ce sont les petites bizarreries comportementales de chacun qui retiennent l’attention de Paulien Oltheten. Sur l’esplanade de La Défense, où se rejoue chaque jour une grande mécanique, elle observe le flot des passants pressés, dans un sens le matin puis dans l’autre le soir. Le claquement des pas, les montées et descentes des escalators, les visages sérieux, les corps solitaires en costards. Au milieu de cette danse quotidienne, elle traque l’absurde dans le répétitif mais aussi dans l’improbable : un détail saugrenu, un geste inhabituel, une situation étrange, un homme tenant d’une façon inattendue sa mallette entre ses bras. Tout ce qui fait défaut, dénote, déraille, dérape. Le film To those that will, ways are not wanting met face à face des images capturées en Iran et en Russie. Là aussi, ce sont les particularités discrètes des déplacements humains qui intéressent Paulien Oltheten : comment descendre le petit escalier glacé et glissant d’un bateau, monter une marche haute, jouer au badminton sur une rivière asséchée, faire de la boxe au milieu de la neige… Dans un pays comme dans l’autre, les chorégraphies se ressemblent, si bien qu’on en vient à penser que le singulier n’est qu’un révélateur de l’universel chez Paulien Oltheten. Une manière de se mouvoir peut dépasser la géographie, la culture, le climat.
Ce qui se joue dans cette attention portée aux imperceptibles grains de sable glissés dans les rouages de la grande machine, c’est une possibilité de voir le monde autrement. L’aspect politique du travail de Paulien Oltheten s’éclaire au fil de l’exposition. Sa démarche s’inspire ouvertement de la notion de dérive théorisée par Guy Debord dans les années 1950 qui nous invite à regarder l’espace urbain sous un angle radicalement nouveau, à contre-courant d’une routine quotidienne qui nous emprisonnerait. L’archivage de l’étrange de Paulien Oltheten s’apparente à une étude poétique des capacités de résistance de l’individu. Dans sa vidéo NON, elle demande aux passants du quartier des Olympiades à Paris de dire « non » à son micro. Dans un quartier financier agité de New York, elle filme un homme marchant au ralenti le long d’un grillage (A moment of slowing down). Sa lenteur lui sert-elle à mieux embrasser ce monde de spéculation ou à en prendre le contre-pied ? C’est dans ce même rapport au monde — la dérive du corps et du regard — que l’exposition de la galerie Les filles du calvaire nous emmène : les cartels sont brefs et peu nombreux, juste ce qu’il faut pour laisser le spectateur libre de flâner et rebondir, dans l’espace physique de la galerie mais aussi dans son propre espace mental.
La scénographie de l’exposition appuie la photographie de Paulien Oltheten qui, en relation constante avec des personnes, des histoires, des objets, n’est jamais figée, comme un élastique qui s’étire et ouvre des brèches. L’artiste semble constituer une mémoire dynamique d’instants drôles, tendres et parfois subversifs, piochés dans le théâtre de la vie.
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